L’expérience utilisateur puise une partie de ses méthodologies dans l’ergonomie, l’étude de l’humain au travail. Je vous propose donc découvrir quelques notions importantes liées aux situations de travail.
L’ergonomie telle qu’elle est pratiquée actuellement se base sur une observation des situations de travail afin d’en comprendre le déroulement, d’identifier les tenants et les aboutissants de l’écosystème que forme le travail. Donc en ergonomie, on parlera toujours d’un utilisateur, dans un contexte de travail, qui a une tâche à réaliser avec un outil.
C’est pour ça qu’un outil, par exemple une chaise, ne peut pas être ergonomique dans l’absolu. Une chaise de bureau va être ergonomique pour faire un travail de bureautique sur un poste informatique, mais elle sera inadaptée pour un vendeur dans un magasin qui devra régulièrement se lever et là où une chaise assis-debout sera plus adaptée. À l’inverse, un fauteuil bien confortable et profond sera parfait pour regarder un bon film chez soi.
Pour comprendre cela, il faut passer du temps à observer les situations de travail afin de pouvoirs les décomposer. En ergonomie, on est souvent appelé à intervenir sur des situations qui peuvent paraître simples au premier abord mais qui sont en réalité plus complexe qu’il n’y paraît.
L’importance du contexte
Une fois, je suis intervenu pour le compte d’une assurance. Alors qu’un nouveau système informatique était en cours de déploiement, on m’a demandé d’aller expertiser un service en particulier car celui-ci remontait de nombreuses difficultés avec le logiciel et les tensions sociales commençaient à poindre. Le service en question travaillait plus spécifiquement des collectivités publiques et des associations. Il ne recevait que très rarement des visiteurs et travaillait essentiellement à distance. Situé au rez-de-chaussée du bâtiment, il donnait sur la zone d’accueil des clients classiques. La première impression en rentrant dans l’open space de ce service était une odeur de « présence humaine ». Les bureaux étaient relativement proches les uns des autres et ils disposaient tous d’un écran antibruit noir créant une atmosphère lourde. En observant la situation, en discutant avec les salariés, en regardant aux alentours. Je me suis aperçu que le nouveau logiciel n’était pas réellement le souci. Certes, il y avait quelques questions le concernant mais rien d’insurmontable. Le problème était ailleurs. C’est simplement que les toilettes étaient à l’autre bout du bâtiment. Il fallait donc passer dans la zone d’accueil pour y aller, se confrontant aux visiteurs qui attendaient et qui ne comprendraient pas pourquoi ils n’étaient pas reçus plus rapidement. Les salariés étaient donc confinés dans leur open space, mal à l’aise, ne pouvant se dégourdir les jambes ou simplement aller chercher un café et aller aux toilettes. Cela créait des tensions, un malaise diffus, rien de très marqué mais ça s’était exprimé sous la forme récrimination envers le logiciel. Mes recommandations ont porté beaucoup plus sur l’environnement physique de travail que sur les interfaces du logiciel.
La tâche : l’activité prescrite et réelle
Une notion qui importante aussi c’est la différence entre l’activité prescrite et l’activité réelle.
- L’activité prescrite c’est celle qui a été décidée par l’organisation et qui est écrite dans les consignes.
- L’activité réelle c’est qu’on observe sur le terrain.
Il y a toujours une différence entre les deux. C’est inévitable. Si tout se passait comme c’est écrit dans les manuels, aurait pas besoin d’humains pour s’adapter aux situations, les robots auraient envie le monde !
Par exemple, sur une aire de jeux pour enfants, un panneau précisait les conditions d’utilisation :
- “Interdit aux animaux” ; L’aire de jeux n’est pas clôturée.
- “Éviter les bousculades” ; On fait comment avec un groupe d’enfants en train de courir, de sauter et de jouer ?
- “Ne pas remonter les toboggans à l’envers” ; L’exemple parfait de la consigne qui ne sera jamais respectée.
- “Les jeux doivent être utilisés suivant l’usage pour lequel ils sont conçus” ; Oui, et l’usage c’est quoi ? Jouer ? Ça consiste en quoi “Jouer” ? Vous avez quatre heures…
- “Jeux conformes aux exigences de sécurités” ; Concernant le tourniquet qui datait au minimum de mon enfance soit plusde 30 ans, j’avais quelques doutes.
- “Les cordons d’anoraks, écharpes, capuches sont des causes fréquentes d’accidents” ; Fréquentes c’est à partir de combien ? Donc en hiver, ils ont le droit de jouer mais en tee-shirt.
Donc un bien bel exemple de consignes et de prescriptions qui ne seront jamais mises en œuvre car inapplicable pour la population et l’activité visée. Dans ce cas-là, la sécurité devait passer par la prévention du risque et la rénovation de l’aire de jeux, tous en considérant que l’imagination des enfants pour faire des bêtises ou inventer de nouveaux usages est sans limites.
Il faut donc prendre en compte que le service ou le produit que vous êtes en train de concevoir ne va pas être utilisé comme vous l’imaginez. Il va être détourné, malmené et utilisé à d’autres fins que celles prévues ! Mais tant mieux, c’est d’autant intéressant de découvrir alors ce qu’en font pour de vrai vos utilisateurs.
L’utilisateur
L’utilisateur est bien sûr au centre de la démarche en ergonomie. Il faut comprendre ce que regroupe la notion d’utilisateur, c’est en fait un ensemble diffus de personnes devant réaliser un travail. Et cet ensemble peut présenter une grande variabilité :
- Une variabilité entre les utilisateurs
- Une variabilité pour un même utilisateur
- Des novices et des experts
- Lié au contexte
Une variabilité des utilisateurs
Les utilisateurs entre eux présentent une grande variabilité, de par leur parcours de vie, les âges, leurs expériences passées. Ça implique donc de bien définir les groupes d’utilisateurs cibles. Si vous voulez faire un jeu pour les enfants de 5 à 7 ans, il faut prendre en compte que l’apprentissage de la lecture commence vers 6 ans et ne sera probablement pas vraiment maîtrisée à 7 ans. Il faudra donc présenter une interface qui se basera sur des dessins ou du vocal, mais qui pourra être complété par du texte relativement en court.
Cette variabilité peut s’exprimer sous différentes formes au sein d’un même groupe qui peut sembler homogène au premier abord, que ce soit les capacités physiques ou intellectuelles ou une combinaison des deux. Et des caractéristiques similaires peuvent aussi se trouver dans des groupes différents, par exemple les personnes âgées ont une vision des couleurs qui tend vers le vert, ainsi que certains hommes jeunes et moins jeunes qui ont des problèmes de perception des couleurs.
Un même utilisateur va aussi présenter des variations fortes.
- Ces capacités peuvent varier dans le temps, à courts termes. Si vous mal dormis, parce que vos enfants étaient malades la nuit précédente ou que vous avez fait la fête, vous aller être moins attentif et performant le lendemain.
- Les périodes d’attentions et d’inattention au cours de la journée sont connues, par exemple, en début d’après-midi après le repas il existe période favorable au relâchement, d’où la sieste postprandiale. Pour le travail de nuit, il faut s’intéresser aux cycles veille, sommeil et faire en sorte de ne pas trop les contrarier. Il est plus facile de repousser l’heure du réveil, que l’avancer.
- À moyen termes, il se peut aussi que divers accidents viennent réduire les capacités physiques ou intellectuelles des utilisateurs, temporairement ou non. Une mauvaise chute en faisant du sport et l’utilisateur se retrouve avec mobilité réduite, ou un bras dans le plâtre l’empêchant temporairement d’utiliser correctement un clavier. Un traitement médical lourd et l’utilisateur est rapidement fatigable.
- À longs termes, L’âge va apporter son lot de modifications. La presbytie, par exemple, commence à 40 ou 45 ans rendant difficile la vision de près, même si elle peut être en suite corrigée facilement.
Donc un même utilisateur va voir ces capacités évoluer dans le temps. Cela va lui demander alors de mettre en place des stratégies d’adaptations pour contourner les difficultés qu’il rencontre. Il peut reporter une tâche demandant de la précision un jour où il se sent trop peu attentif, ou trouver un moyen pour utiliser sa souris avec un bras plâtré.
Novice & expert
Il y a un élément important à prendre en compte aussi vis-à-vis de l’utilisateur. C’est le niveau de compétence de l’utilisateur par rapport à la tâche qui lui est demandé. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que c’est toujours vis-à-vis d’une tâche et ce n’est pas une généralité. On entend souvent que « les jeunes » sont des petits poucets (poucet : qui utilise intensivement ses pouces) qui seraient très à l’aise avec les outils informatiques. Ce n’est pas vraiment cela, ils sont globalement à l’aise avec les codes des réseaux sociaux et avec leurs manipulations, mais ils ne sont pas forcément compétents avec les outils informatiques. Demandez à un « jeune » ou un moins jeune, qui a pour doudou un smartphone, s’il serait capable de le démonter pour le réparer ou changer un composant ? La réponse est bien souvent : « non » ou dans le meilleur des cas « Attend, je vais regarder sur Youtube si je trouve un tuto ».
Donc l’utilisateur va voir des compétences dans son domaine professionnel, un comptable sera expert en comptabilité, un boulanger sera expert pour faire du pain, mais ils ne seront pas forcément experts pour utiliser des outils informatiques.
Il faut retenir que l’expert présente trois caractéristiques :
- La possibilité d’automatisation de ses comportements, avec donc une forte économie des moyens cognitifs à mobiliser pour réaliser les tâches courantes.
- La simplification opérative des procédures. L’expert va sauter des étapes ou du moins en faire d’autres qui seront plus économiques en termes de moyens.
- Des métaconnaissances (connaissances sur les connaissances) disponibles et bien utilisés qui permettent à l’expert de gérer ses ressources et de se constituer des heuristiques plus efficaces, notamment par analogies et généralisations.
Il est intéressant de pouvoir comparer les différences de stratégies entre un expert et un novice. Cela permet, dans une certaine mesure, de comprendre la genèse des compétences. C’est là qu’intervient l’ergonomie. Une bonne ergonomie permettra une prise en main rapide à l’expert avec une courte phase d’apprentissage et accompagnera le novice dans sa progression.
Une difficulté majeure dans la conception est de fournir un outil, un service qui soit à la fois facile à prendre en mains, suffisamment guidant pour le novice et qui soit adaptable et puissant pour l’expert.
Le succès de la tâche : l’utilisateur, le contexte, des outils, la tâche
Qu’est ce qui fait le succès d’une tâche ? En ergonomie, on va distinguer trois notions : l’efficacité, l’efficience, la satisfaction.
- L’efficacité : Certaines tâches ont un résultat binaire, réussite ou échec : Finir une commande sur un site ou finir une partie dans un jeu. On sait quand ça commence et on sait quand ça se termine.
- L’efficience : D’autres taches ne sont pas forcément aussi claires sur leur finalisation : Vous peignez un tableau, vous faites un dessin ? Quand est-ce qu’il est fini ? On peut donc parler aussi d’efficience, c’est-à-dire le rapport entre les moyens à mis en œuvre par l’utilisateur et l’ampleur de la réussite. Un étudiant qui passe les trois quarts du temps pour finir le premier exercice d’un devoir, c’est effectivement une réussite, mais c’est peu efficient. Et donc le devoir en entier peut être un échec. L’efficience n’est pertinente qu’en cas de réussite de la tâche. Par exemple, si on demande à un utilisateur de remplir un formulaire complexe et qu’il n’y arrive pas malgré ses nombreuses tentatives, on ne va pas prendre en compte son temps de réalisation car n’est pas finalisé la tâche.
- Un troisième facteur rentre aussi en compte c’est la satisfaction de l’utilisateur. Que l’utilisateur réussisse ou non la tâche, il va être plus ou moins content de l’expérience vécue. Il va exprimer un ressenti positif ou négatif vis-à-vis de ce qu’il vient réaliser. Un utilisateur peut parfaitement réussir une tâche et cela de manière performante, mais la trouver peu satisfaisante car c’est une tâche routinière sans grand intérêt pour lui. À l’inverse, il peut échouer mais se trouver très satisfait car il aura appris des choses ou sa curiosité a été aiguisée.
Les bons outils, dans le bon contexte pour la bonne tâche vont favoriser ces facteurs mais ne sont pas un gage de réussite absolue car l’utilisateur est toujours là avec sa variabilité. Une question qui est souvent posée à des dessinateurs ou des photographes de talents est « Mais quels pinceaux, quels matériels tu utilises ? » bien sûr ce ne sont pas les pinceaux qui font le talent, ou l’appareil photo qui fait le cadrage.
À retenir
- En ergonomie, on parlera toujours d’un utilisateur, dans un contexte de travail, qui a une tâche à réaliser avec un outil. Il n’y a pas d’outils ergonomiques dans l’absolu.
- Pour mesurer le succès d’une tâche on va s’appuyer sur trois critères :
- L’efficacité : réussite ou échec.
- L’efficience : rapport entre les moyens mis en œuvre pour l’ampleur de la réussite.
- la satisfaction de l’utilisateur.
- Les utilisateurs sont très variés même au sein d’une population qui semble homogène et un même utilisateur va évoluer à court ou à longs termes.