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La lithotomie

Du déclin des gourous,

Deux articles ont récemment créé du bruit dans le monde des UX designers. Ils ont pour point commun de déformer, d’amplifier et d’affirmer des points de vue inexacts voir grossièrement fallacieux pour faire valoir leurs auteurs. Disons-le tout de suite ce n’est pas la première fois, ni la dernière fois que ça arrive, je propose donc de faire un petit tour d’horizon et de relever les compteurs.

Depuis maintenant une dizaine d’années l’UX (eXpérience Utilisateur, je le rappelle car beaucoup oublient la signification du U.) se développe de plus en plus fortement. Nous avons pu observer la migration de nombreux métiers vers l’UX ou du moins vers une de ces deux lettres, de graphiste à UI Designer, de la communication à la CX, etc. Tous les tops 10 des métiers d’avenir présentent l’UX Designer comme le Graal. Le souci étant qu’un UX Designer compétent c’est effectivement comme le Graal ou le père Noël : tout le monde en parle mais personne n’en a vu pour de vrai. Disons plus simplement que ceux-ci n’ont guère de soucis pour trouver un emploi. C’est au point que les agences ou les entreprises faisant de l’UX, forment en interne des candidats juniors pour les faire monter en compétences.

Parlons de ces compétences justement, je l’ai déjà évoquée en détail dans un précédent article, pour être UX Designer, il est nécessaire de connaître un certain nombre de méthodologies de bases : faire des entretiens, réaliser des wireframes, faciliter des ateliers, tester auprès des utilisateurs. Avec le temps et l’expérience, l’UX Designer maîtrise un grand nombre de méthodologies. Celles-ci ne sont pas sorties des choux ou des roses, mais sont le fruit pour une part de travaux scientifiques (L’attrakdiff par exemple) et d’autre part du terrain où certains professionnels créent leurs propres outils. Après, c’est comme en photo, le fait de connaître les règles de bases de la composition ne fait pas de vous un excellent photographe. Ça vous évite juste faire des photos trop moches.

Au-delà des méthodologies, il y a des connaissances dans les domaines liés aux facteurs humains, telle la psychologie cognitive, les statistiques ou l’ethnographie. J’ai déjà observé que les personnes qui n’avaient pas un cursus préalable dans ces domaines rencontraient des difficultés pour appréhender certains concepts clefs comme la validité des résultats ou la mise en place de méthodologies expérimentales. Ignorer cela, c’est simplement ignorer ce que sont les fondements scientifiques de l’expérience utilisateur.

Le souci est que ces connaissances vont à l’encontre des dogmes et des discours que peuvent prêcher certains gourous du design ou du marketing. Je vous passe les références culturelles, historiques et autres « c’était mieux avant » et les pseudosciences, genre cerveau droit et cerveau gauche, démontées depuis un bon moment par les neurosciences, que ces gourous mettent en avant pour crédibiliser leurs sermons.

Lourd est le parpaing des méthodologies UX sur la tartelette aux fraises des visions poétiques.

L’humain

Ça ne serait pas bien grave ces petites querelles si au final on ne travaillait pas pour des utilisateurs. Vous savez des humains… Oui, le truc entre la chaise et le clavier. C’est ça, ça vous revient à l’esprit.

Bien, donc les humains, ils se trouvent qu’en ce moment, ils ont de légers problèmes à régler avec des choses comme les sursollicitations attentionnelles, le respect de la vie privée, les impacts écologiques de leurs choix,…, et deux ou trois autres broutilles. Alors il y a un gars qui a raconté un truc, dans une petite conférence sectaire de province, (Alan Cooper, Interaction18, Lyon) au sujet « d’être un bon ancêtre ». L’idée c’est de savoir ce que vous allez raconter à vos petits enfants quand vous serez gâteux. Il ne s’agit pas de changer le monde du jour au lendemain, avec vos petites mains, mais plus modestement d’y contribuer en prenant les bonnes décisions et en réfléchissant sur le long terme.

Cette thématique de l’éthique dans les sciences et en particulier les sciences humaines n’est pas nouvelle, mais elle est d’autant plus prégnante ses dernières années.

Greenberg et Thimbleby décrivent un “moral need for science” en disant que les utilisateurs ont le droit d’attendre de nous que les meilleures méthodes ont été utilisées pour s’assurer que le produit acheté ou utilisé va être conforme aux attentes et bien « fonctionner ».
Dr Carine Lallemand

L’UXPA propose aussi un code de conduite qui va dans ce sens, dont les axes clefs sont les suivants :

  • Agir dans le meilleur intérêt de tous
  • Être honnête envers tous
  • Ne pas nuire et contribuer au bénéfice de tous
  • Agir avec intégrité
  • Éviter les conflits d’intérêts
  • Respecter la vie privée, la confidentialité et l’anonymat
  • Fournir tous les résultats

On est bien loin d’une vision manipulatrice ou poétique du design, mais bien sûr des valeurs centrées sur un design honnête.

Est-ce qu’on peut faire un design honnête et flamboyant, visionnaire ?

Ça rejoint aussi la réflexion décrite par Vasil Nedelchev dans son article. Il distingue trois niveaux de designers, les Géniaux, les Médiocres et les Mauvais. Il se place dans la catégorie des Médiocres, c’est-à-dire ceux qui font correctement, honnêtement leurs boulots pour que les clients soient contents et qu’il puisse faire d’autres choses de son temps libre. Être un designer Génial nécessite de bosser comme un fou au détriment de sa vie sociale et ce n’est pas forcément tenable sur le long terme.

De même, NN/g a publié l’année dernière une enquête sur les facteurs de réussite d’une équipe UX et les problèmes rencontrés. Les principaux problèmes sont liés au management et au soutien des UX par leurs entreprises. Les problèmes de conception viennent en bon dernier. C’est le constat qu’on peut faire assez facilement en regardant l’organigramme des entreprises : combien d’entre elles ont un directeur du design au niveau le plus élevé ? En fait très peu, 3% à 6% précise l’enquête. À partir de là, il est bien évident que ça va être compliqué d’aboutir systématiquement à un travail innovant et visionnaire. Un travail de qualité satisfaisante sera fourni et ça ne sera pas forcément un mal.

Étude NN/g sur les principaux problèmes des UX.

Dans bien des cas, il n’est pas nécessaire d’avoir des IHM (Interfaces Humain Machine) innovantes ou émotivement fortes, mais simplement des interactions qui se passent sans erreurs, voir qui préviennent et corrigent les erreurs humaines. Par exemple, si vous travaillez sur un logiciel dans le domaine médical que ce soit l’interface d’un outil ou un logiciel de suivi des patients, Il faut juste qu’il n’y ait jamais d’erreur de compréhension ou de saisi et surtout pas d’émotionnel.

C’est l’expérience qui doit être mémorable et non l’interface.

Dans bien des cas l’innovation passe simplement par l’absence de défaut et la suppression des freins à l’usage, rien de poétique, ni de visible là-dedans. À part quelques cas bien spécifiques, comme le domaine du luxe, les visions poétiques ou toutes autres forment de « wahou » sont souvent contre productives. Derrière ce « wahou » il y a aussi la question de l’économie de l’attention : faut-il constamment susciter une excitation, une émotion, une sollicitation auprès de l’utilisateur ou le laisser sereinement faire ses choix ? C’est le cas, si on compare Paris.fr à Gov.uk dans un cas ça clignote à tour de bras, dans l’autre c’est juste efficient.

Ceci étant dit il n’y a pas de place à l’artiste dans le design. Un artiste fait de l’art, pas du design.
L’esthétique DOIT servir l’objectif de l’utilisateur.
Idem pour “l’inspiration”. Ce n’est qu’une méthode exploratoire acquise et automatique.
#designersrois
Gilles Demarty

Même mon chien peut être Head of UX ou la question de la formation.

Ça tombe bien je n’ai toujours pas de chien et j’avais déjà évoqué la question du titre.  Derrière le titre, il y a surtout la question des compétences que l’on y rattache. L’UX est la mode depuis un moment et ça va probablement durer pour le meilleur et pour le pire. Mais si on veut envisager le meilleur, il va falloir penser à former les prochaines générations mieux qu’actuellement. Plusieurs écoles de design publique ou privée essayent de le faire mais globalement elles rencontrent des difficultés. La difficulté majeure étant de trouver des enseignants compétents (en tant qu’enseignant, mais aussi en tant que professionnel) qui puissent apporter des bases méthodologiques solides et une vraie expérience du terrain.

« Les écoles de design, parmi les plus réputées d’Europe, cherchent toutes à recruter des chercheurs et chercheuses issus des sciences humaines sociales, pour la simple et bonne raison qu’ils souhaitent renforcer les aspects théoriques, méthodologiques et éthiques de leurs pratiques et enseignements. Les psychologues, sociologues et ethnologues sont prisés pour leurs méthodologies solides et leurs connaissances théoriques. Les philosophes et psychologues pour leur sensibilité éthique. »
Dr Carine Lallemand

C’est dans la complémentarité des compétences et la coopération que l’UX va pouvoir aborder un nouveau palier de maturité.

Le temps du designer Roi est révolu. 

De la maturité de l’UX.

Un des points fort des UX designer c’est de travailler en groupe, en collaboration, car notre métier nous oblige à le faire, à aller voir les utilisateurs, à nous adapter aux autres, à jouer aux interprètes entre d’autres métiers. Il nous est impossible de travailler uniquement dans notre coin sans voir le reste du monde.

Si l’on veut faire progresser la maturité de l’expérience utilisateur, ça passera par de la co-conception et le partage de savoir-faires communs. Mais ça ne se limite pas à faire des wireframes, des tests utilisateurs en laboratoire ou à jouer avec des cartes et des post-it.

Ça veut aussi dire qu’il faut avoir un impact sur les organisations. Les développeurs ont mis en place des méthodes agiles, qui ont profondément modifié les habitudes des entreprises du côté de la technique. C’est maintenant à nous UX designer d’insuffler les méthodes qui vont mettre l’Humain au centre des préoccupations et cela de manière systématique. On peut commencer par choses simples comme inviter les développeurs, les dirigeants à observer des tests utilisateurs. C’est aussi la possibilité de mettre en application dans les réunions d’entreprises (Oui, celles chiantes à mourir) les mêmes méthodes que celles qu’on emploie dans nos ateliers.

Je suis convaincu que l’avenir de l’UX passe par :

  • la création de communs ; méthodologies, savoir-faire et savoir-être partagés et vivants
  • le partage et l’enrichissement de connaissances avec les professions proches et la recherche scientifique
  • l’intégration des méthodologies UX dans les divers aspects de la vie des organisations afin de faciliter la coopération dans la bienveillance.
  • la nécessité éthique de penser notre travail dans une optique centrée sur l’Humain et ce à longs termes.

Ne laissons pas les egos de quelques-uns entraver tout cela, l’expérience utilisateur a encore de belles choses à mettre en place.

Bibliographie

Auteur :

Lead UX designer en Freelance depuis le dernier millénaire ! J'aide à concevoir des services, des applications en étant centré sur l'utilisateur et ses usages.

3 commentaires

  1. Bonjour Raphaël,
    Article très juste, merci.
    Après tout, dans l’informatique on attend bien un code propre de l’équipe de développement, il devrait en être de même au sujet de l’expérience à l’usage. l’UX est l’affaire de toute une équipe et non d’une seule personne ou d’une catégorie de profils. J’ai l’occasion d’en faire l’expérience tous les jours, au sein d’un centre de service je travaille directement avec les équipes de développement. J’invite systématiquement les développeurs aux ateliers programmés avec le métier (de la phase de recherche à la phase de test) et me synchronise toujours avec eux. Les avantages sont bien réels, l’équipe de dev. entre plus facilement en empathie avec les utilisateurs et les échanges sont vraiment très productifs, surtout en atelier de co-conception. C’est très enrichissant pour tous et je trouve dommage que les systèmes d’organisation soient encore très silotés, l’équipe de design conçoit l’expérience d’un côté puis l’équipe de dev. doit produire à partir de livrables qui n’expliquent pas tout. Il y a donc forcément des couacs sur le projet, l’utilisateur finit par être pénalisé, et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’applications métier.

  2. Merci pour cet article ! Bien que je ne sois pas designers UX , je me permets d’apporter mon avis sur ce sujet.

    Designer UX = ergonome d’interface. Je ne vous apprends rien : il est plus proche du psychologue, voir du neuropsychologue, que du webdesigner. L’UX design est un terme qui nous vient des années 90, du Professeur Donald Norman… un expert en science cognitive. Je trouve ce terme très galvaudé en France, car l’ergonomie d’interface est une discipline avec une approche scientifique, des outils spécifiques et des méthodologies de travail particulières propre à une démarche scientifique, comme vous le soulignez. Et justement, des formations de psychologue ergonome d’interface (ou seulement d’ergonome d’interface) il y en a ! Je vous en parle, car c’est justement la formation initiale de ma femme.

    Là où je veux en venir, c’est que ce n’est, d’après moi, pas le rôle des écoles de design de se charger de former des designers UX, mais bien celui des facs de psycho et elles le remplissent déjà (comme à Caen ou à Rennes). Le designer UI est l’évolution du webdesigner, aucun doute là-dessus. Et il doit avoir des notions de design UX, là-dessus aussi c’est assez clair. Mais si une auto-formation avancée permet sans doute à quelques-uns de glisser réellement du webdesign vers le design UX, il est important de rendre à César ce qui est à César.

  3. Bonsoir et merci pour ce souci d’un Ux méthodique et viable.

    Je comprends la démarche. Ça fait 6 mois que je travaille sur un projet stratégique pour un grand group. Au sein d’une équipe agile. Plusieurs millions dépensés. Dès PO qui soutiennent l’ux mais dans la pratique ; un lead technique qui pense que son rôle consiste à vouloir faire de l’ux sans user et juger l’ux en regardant un démo. Un UI qui ne souhaite s’impliquer qu’une fois la conception est sèche, également sans users et une équipe qui pense que le plus important dans un mvp c’est Minimum. Des users rares et un fonctionnement sans tests. On developpe direct.

    Je comprends le danger des charlatans, le risque obscurantisme, le risque de consanguinité et enfermement entre sois dans un secteur comme un autre.

    Mais je constate que si la communauté UX travaille et alerte contre ces faux prophètes, nous sommes moins exigeants envers ce qui constitue souvent l’écosystème qui traduit l’expérience testée et conçu en une expérience délivrée qui n’atteint pas les mêmes résultats.

    Je pense qu’un aspect important c’est l’accountability. (Désolé pour mon français limité) tant qu’il y aura des projets qui s’éternisent sans justification ou contre partie business et users, les choses vont malheureusement continuer.

    Je test toujours mes designs, et à chaque fois que c’est possible je fais un AB test. Avec une bonne pertinence statistique, toutes les convictions, opinions, hype non basé sur la science disparaissent. Un autre design plus esthétique qui semblait être l’évidence même devient juste ce qu’il est, un joli design, pas une réponse a des vrais problématiques users.

    Tant qu’on challenge pas les visions et démarches Tech first, UI first, marketing first, CEO first… les charlatans Ux vont prospérer.

Les commentaires sont clos.


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