À intervalle régulier, environ tous les 4 ans, je vous propose de faire un point sur le marché de l’UX design. L’idée étant d’avoir un panorama du secteur et de voir les tendances et les évolutions qui émergent.
Si vous voulez vous rafraîchir la mémoire, vous pouvez retrouver les saisons précédentes :
- Le marché de l’ergonomie en 2008 (résumé d’un mémoire de fin d’études)
- Le marché de l’UX en 2012
- Le marché de l’UX en 2016
- Le marché de l’UX en 2020
- De l’avenir de l’expérience utilisateur en 2019
Crises
Je vais commencer par les choses qui fâchent et donc parlons Covid et ralentissement économique.
Covid
Il se trouve qu’entre début 2020 et maintenant il y a eu une crise sanitaire qui n’a pas été sans conséquences sur l’économie, les entreprises et les personnes et donc sur le secteur du design.
Cette crise a eu un impact sur les personnes travaillant dans le secteur informatique. Elles ont pris conscience que leur cadre de vie était très contraignant quand ce genre de situation se présentait et qu’il était parfaitement possible de télétravailler.
Il y a eu donc très clairement des départs de la région parisienne vers les grandes agglomérations comme Lyon, Nantes, Bordeaux et de ces agglomérations vers la campagne ou le bord de mer, que ce soit le Pays basque ou la Bretagne. Clairement, le covid a fait plus pour le télétravail que toutes les tentatives précédentes.
C’est bien beau, mais ça qu’est-ce que ça a voir avec le design ? Et bien je ne sais pas vous, mais de mon côté ça a fait évoluer certaines de mes pratiques. Là où les tests utilisateurs en présentiel étaient la norme, et bien les tests à distance sont maintenant majoritaires, car tout le monde ou presque est équipé pour faire de la visioconférence. À un autre niveau, il y a une prise de conscience des changements au niveau climatique et éthique et donc une proportion non négligeable de designers ont décidé de quitter des entreprises toxiques pour s’orienter vers des projets en accord avec leurs valeurs.
Les entreprises ont du aussi s’adapter et réorganiser leur fonctionnement, pour certaines passer en télétravail complet, d’autres trouver des modes hybrides et surtout changer les modes de management. Pour le recrutement, présentiel ou télétravail est devenu un critère clef des offres d’emploi.
Du côté des agences et même des freelances, les structures ont certes senti les effets de cette crise. En 2020, les entreprises avaient commencé à intégrer les designers dans leurs services, limitant la sous-traitance. Le ralentissement de l’activité a fini d’achever le travail d’intégration. Mais globalement le secteur n’a trop souffert de cette crise au pire la croissance c’est ralenti et les cartes ont été un peu rebattu.
Ralentissement du marché en 2022 – 2023
Par contre, de manière un peu plus préoccupante, le marché global des prestations informatiques, c’est contracté en 2022 et 2023. Je ne suis pas économiste et donc j’aurai du mal à en expliquer les causes profondes, mais le fait est que plusieurs agences de design ou des designers travaillant dans des grands groupes m’ont fait le même retour sur un marché se contractant avec globalement moins de missions. Sans doute plusieurs facteurs rentrent en compte, si on regarde du côté des États-Unis :
La guerre en Ukraine, les problèmes de logistique et tout particulièrement d’approvisionnement, ainsi que la pandémie de covid-19 qui impacte toujours fortement plusieurs pays et de fait, les marchés, sont autant de facteurs qui se répercutent sur les marchés publics et privés. S’ensuivent des inquiétudes liées à l’inflation, la hausse des taux d’intérêt qui ont contribué à un marché boursier en dents de scie.
Le monde informatique et aussi des prévisions
À voir comment ça va évoluer dans les mois à venir, mais la période risque d’être chaotique encore quelque temps. Oui, je ne m’avance pas trop en disant ça.
Les 5 tendances de l’UX, la 7e vous étonnera
Après ces bonnes nouvelles, revenons au design. Qu’est-ce qui s’est passé depuis trois ans ? C’est quoi le nouveau le titre qu’il faut afficher sur son profil LinkedIn pour remplacer celui d’ergonome IHM ? Je vous divulgâche la réponse tout de suite, c’est « Product designer ».
Les tendances qui ont émergé sont pour moi dans l’ordre d’importance ou d’apparition :
- Le product design
- L’UX writing
- L’écoconception et référentiel
- Le design management
Le product design
Le product design, c’est clairement la tendance majeure de ces 3 dernières années. Cela se concrétise sur plusieurs axes différents, dans les titres des designers et les offres d’emplois, dans les formations disponibles et dans le développement d’une organisation orientée « Product design » au sein des entreprises.
Un exemple assez flagrant, sur ce dernier point, est expliqué par Thomas Vidal dans sa conférence aux UXDays, « Retour d’expérience de Thomas VIDAL : passer de 20 à 120 designers en un an » chez Décathlon. Ce qui est intéressant de voir c’est l’ampleur de la transition, le nombre de personnes recrutées ainsi que la méthode. Là, une agence de conseil externe a collaboré activement à amplifier la culture du design en plaçant des gens aux postes clefs. Ces personnes ont évangélisé, organisé, structuré les équipes. Puis ils ont accompagné la montée en puissance en participant au recrutement de nouveaux designers dont des leads designers qui viendront les remplacer à terme.
Plusieurs scale-up (Start-up devenue des entreprises) comme Payfit, Qonto, Alan, BlaBlaCar ont aussi clairement suivi ce chemin en construisant des équipes « énormes » orientées vers la production d’un produit ou service numérique afin d’améliorer l’expérience client. C’est dans la ligné du design ops qui est émergeait en 2018, afin de permettre de faire du design en production.
On retrouve sur ce créneau, le livre de Tristan Charvillat et Rémi Guyot (qui est passé chez Thiga) « Discovery discipline » , mais aussi des organismes de formation comme The design crew. L’école Hetic, pour laquelle j’interviens régulièrement, a créé un mastère Product manager qui connait un franc succès.
Ce qui est important de comprendre derrière cela, c’est l’ampleur du mouvement et la taille des équipes design constituées au sein de ces entreprises. Là on ne parle plus de 3 ou 4 designers, mais plus de dizaines, voire de centaines de designers dans diverses spécialités pour des entreprises dont la taille reste « moyenne ». Décathlon ou Orange ont toujours eu des designers, des ergonomes pour travailler, mais dans une entreprise de 100 à 200 000 personnes, une centaine ça fait toujours moins de 1%, ou 1‰. Aujourd’hui, on se rapproche d’un ratio de l’ordre 4 à 10% des effectifs, avec un designer pour 4 à 5 développeurs. Ce n’est plus du tout la même échelle.
L’UX Writing
Bon alors ce n’est pas une révolution, ça existait avant, mais ça été mis au gout du jour. Avant, ça s’appelait de la rédaction web, maintenant c’est en anglais et c’est beaucoup plus clair « UX Writing » et complètement différent. Enfin, non. Il faut repositionner dans le contexte actuel. Vu que le nombre de designers et designeuses a fortement augmenté dans les entreprises, une certaine spécialisation s’est développée avec une segmentation des tâches. C’était déjà le cas dans les grosses agences, ou même dans des entreprises comme Orange il y a dix ou vingt ans, mais la tendance se généralise. Maintenant, l’UX Writing fait sa place dans les scale-up comme Qonto et les start-up.
Donc on voit revenir en force des personnes chargées de donner le ton, de s’adresser aux utilisateurs, de rédiger les contenus, souvent en lien avec l’identité de la marque.
Il faut voir que les parcours des personnes faisant l’UX writing sont assez différents des designers. Si les designers sont issus du graphisme, de l’ergonomie ou du design, dans l’UX writing, on rencontre surtout des profils issus de métiers comme le juridique ou le journalisme ayant l’habitude de rédiger avec un certain formalisme.
Ce renouveau donne aussi lieu à de nombreux podcasts comme User Story ou Design journey sur le sujet ainsi que des livres.
L’écoconception
L’écoconception est un sujet émergeant depuis au moins 3 ans. Dans le cadre de beta.gouv.fr, j’avais participé à l’organisation d’une journée sur cette thématique avec le bon coin, l’agence Lunaweb et les designers éthiques en avril 2022. Cette année, le Référentiel général d’écoconception de services numériques (RGESN) a été publié.
Bien sûr, dans ce référentiel, on retrouve les préoccupations environnementales et la nécessité de revenir à des choses plus épurées, plus sobres en termes de conception et de développement. Le toujours plus de fonctionnalités, le toujours plus de dépendances à des technos a atteints ses limites. En 2019, j’avais participé à une conférence orientée développement et un des orateurs faisait la démonstration de comment créer son CV avec un stack technique énorme derrière. Il y avait de centaines de mégaoctets de librairies pour afficher une simple page HTML/CSS. Ça soulève aussi la question de la dépendance à ces librairies et ces outils qu’il faut sans cesse mettre à jour afin de ne pas présenter de vulnérabilités, sachant que certaines sont maintenues par une personne depuis des décennies. Tout cela a un coût aussi bien financier, qu’humain ou environnementale.
Donc aujourd’hui, les appels d’offres des marchés publics comportent ce volet écoconception. Des sites ou des CMS sont développés afin de répondre à cette demande, avec une démarche centrée utilisateurs pour épurer avant de développer. Quelques exemples sont visibles :
– Grenoble métropole
– Mairie de Ciboure
Au-delà de ces sites, la démarche d’écoconception se retrouve de plus en plus dans le design avec des thématiques connexes comme le design systémique ou design des communs.
Le design management
Augmentation de la taille des services de design, multiplication des entreprises embauchant des designers, recrutement, multiplication des rôles et des spécialisations, prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux… Naturellement, ça débouche sur un besoin d’organisation de tout ce petit monde.
En 2018, on parlait de design ops, de discovery & delivery, un peu de stratégie UX. La maturité des entreprises continuant a progresser aujourd’hui, on passe un cap avec un vrai besoin d’expertise pour accompagner la structuration des services de design. On en revient à la vidéo de Thomas chez Décathlon, mais c’est aussi le travail qui a été fait par l’équipe des designers transverses chez beta.gouv.fr.
Des formations sur cette thématique, chez The design crew ou au laptop émergent ainsi qu’un besoin d’accompagnement soit sous la forme de coaching soit sous la forme d’un accompagnement des équipes en interne.
Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent notamment sur le nombre de tendances.
Les agences qui émergent
Avant de parler d’agences, je pense qu’il faut se pencher sur un phénomène émergeant dans le design, mais aussi globalement dans le monde du numérique et je pense que ce courant a été renforcé par la crise du covid et un besoin de sortir du salariat classique. Je parle donc des collectifs et des coopératives.
Je vois émerger donc de plus en plus de designers qui s’organisent en collectifs, soit en étant en freelance, soit en créant des coopératives (ou toute autre forme juridique égalitaire). Le salariat, l’organisation classique des entreprises et leurs valeurs consuméristes ne correspondent plus aux valeurs de ces designers qui ont donc décidé de prendre leur travail en main et de faire évoluer la relation à celui-ci. Si travailler en freelance peut être une première étape, l’envie de travailler en collectif sur des projets ou de partager des connaissances les pousse souvent à vouloir se regrouper.
On peut noter l’existence de coopérative comme Praticable, Où sont les dragons ou Telescoop , des agences comme Liip. Toutes ces structures ont évoluées positivement ces dernières années, sans forcément grossir, mais en privilégiant leurs valeurs et la qualité.
Les agences
L’évolution au niveau du marché est sans doute assez clivante. Auparavant, il y avait une diversité de tailles dans les agences avec une certaine continuité. De 2015 à 2020, les agences moyennes à grosses, Fjord, Axance, Nealite se sont fait racheter par de grands groupes comme Accenture, Devoteam, PWC ou Cap Gemini. Plus récemment UXRepublic a rejoint le groupe Smile. Donc, là on se retrouve aujourd’hui avec un secteur bipolaire : d’un côté des petites agences de moins de 10 ou 15 employés et de l’autre des grandes agences de plus de 100 personnes affiliées à des grands groupes.
Les petites agences sont positionnées sur des secteurs spécialisés et essayent de conserver leurs valeurs et leurs proximités pour se démarquer des poids lourds qui fournissent la chair à canon aux grands groupes.
Mais, je vais vous donner plusieurs exemples histoire d’illustrer.
Une première agence qui se démarque dans le monde du design. C’est Vraiment, Vraiment une agence spécialisée dans le « design d’intérêt général » composé d’une quarantaine de personnes. Cette agence travaille avec les services publics au sens large avec une expertise reconnue et un certain savoir-faire pour répondre aux appels d’offres. Au-delà des missions réalisées, Vraiment, Vraiment communique sur leurs actions, sur le design et les personnes sous la forme d’un blog et d’un podcast. On retrouve là deux aspects importants : un secteur précis de design en accord avec leurs valeurs et un partage sur ses sujets. On note au passage la multiplication des podcasts.
Bien sûr je vais évoquer le cas Thiga vu que je l’ai cité déjà deux fois. C’est une société de conseil, avec 200 à 300 salariés qui mettent en place des équipes produits en conseillant, en plaçant du monde en renfort et en formant. Ils proposent aussi de nombreuses ressources et livres autour des thématiques produits. C’est aussi eux qui organisent la product conf chaque année. Ce qui est intéressant ce qu’il y a 4 ans, ils n’étaient pas du tout visibles sur le secteur du design, là où ils sont en passe de prendre le lead sur le marché du product design.
On remarque aussi une agence comme l’agence Lunaweb qui est composée d’une équipe d’une quinzaine de personnes sur Rennes. Cette agence existe depuis longtemps, mais a gardé une taille familiale et est bien implantée dans le tissu local. Elle a attaqué la problématique de l’écoconception un peu « sur un malentendu » et c’est maintenant devenu un de ses axes de développement.
À côté de ça, on observe de très petites agences ou collectifs qu’il est difficile de dénicher, car ils communiquent peu ou ont suffisamment de revenus par rapport à leurs choix et à leurs organisations :
- Le collectif co : 3 femmes qui ont décidées de travailler ensemble afin de s’orienter vers le conseil et la transmission, sur des projets de grandes envergures dans le temps.
- Pigwii : Alice, Clément et Raphaël, on fait leurs études ensemble à Bordeaux avant de décider de travailler ensemble au Pays basque. Ils ont fait le choix de ne pas grandir et préfèrent travailler avec des partenaires locaux.
On note aussi, le grand classique, toutes les agences rachetées qui avaient gardé un temps leur identité, ont joyeusement disparu, fondu dans la masse des acquéreurs. Adieu, Fjord, Axances, etc.
Les outils
Autres secteurs du marché de l’UX design qui a pris son envole, c’est celui du marché des outils à destination des designers. Il y avait historiquement quelques outils comme optimalworkshop ou lookback.
Aujourd’hui, il y a une vraie explosion des outils spécialisés. On peut citer :
- Maze un outil généraliste pour faire différents types de tests à distance.
- Condens ou Dovetail pour organiser et analyser votre recherche utilisateur.
- Tandemz qui facilite le recrutement des utilisateurs.
Mais cette petite liste est loin d’être exhaustive, de challengers arrivent pour attaquer des marchés tenus par de gros acteurs. Figma a été racheté par Adobe, mais Sketch existe toujours et Penpot essaye de se démarquer du lot.
Lookback a dû proposer d’autres services que simplement l’enregistrement d’entretien vidéo, ce que fait très bien zoom. Il a dû renforcer les outils d’analyse en intégrant une reconnaissance vocale ou le découpage de la vidéo, etc.
L’aire de la maturité
Quand un secteur fini de se concentrer et que les gros ont fini de manger les petits, c’est général que le secteur arrive à un certain stade de stabilisation. La période de croissance exponentielle est passée. Le marché va atteindre un stade de « vache à lait » où chaque acteur essaye de tirer profit de sa position et de faire en sorte qu’elle ne se dégrade pas trop.
Aujourd’hui, on observe des clients matures en termes de design, qui font des demandes déjà qualifiées et éclairées. L’air du coloriage ou de la couleur de la moquette sont dernière nous pour l’essentiel. Alors pour tirer son épingle du jeu, il faut donc se spécialiser ou ouvrir de nouveaux marchés collatéraux.
Merci pour ce regard posé sur notre profession, c’est éclairé. J’ai passé un bon moment à le lire et je suis plutôt en phase avec.